9 h, départ de Bajawa. Au programme la visite du village
mégalithique de Bena et baignade dans les sources thermales chaudes de
Mengemuda.
L’air est translucide, le bleu du ciel renforce le contraste
avec la végétation riche, généreuse. De temps en temps une fenêtre s’ouvre sur
le volcan Inerie, imposant du haut de ses 2245 m et attirant les touristes
trekkeurs.
Je demande à Marcus, le chauffeur, de me laisser marcher
jusqu’au village distant de 3 kms. Je le rejoindrai là-bas.
Je savoure ce moment paisible et ce paysage mixant saveurs
tropicales et senteurs alpines. Seul, je longe la route, je respire l’air
vivifiant, je prends mon temps, je lâche la bride à mes sens trop souvent
corsetés par la ville.
Une bambouseraie fait de l’ombre à la lumière éclatante. Ce
cortège de hauts bambous m’accompagne quelques instants. De cette bambouseraie
une musique semble s’en échapper, celle produite par les bambous qui
s’entrechoquent. Eh, oui, pour cette orgueilleuse forêt de bambous rien n’est
impossible en se transformant en instrument de musique géant, tel l’Anklung
traditionnel indonésien.
Rappelons que cet instrument, très présent, notamment
à Bali, est constitué de 2 à 4 tubes de bambou que l’on agite latéralement. Ici
le vent se substitue à la main humaine. Sacrée dame nature.
Je lève les yeux un peu inquiet, mon cerveau reptilien de
gaulois me rappelant que le ciel peut tomber sur ma tête, mais nulle crainte,
le vent est faible, caressant.
Puis, au détour d’un virage, c’est le choc visuel. En
contrebas à quelques centaines de mètres se déploie un espace étrange, ramassé
sur lui-même avec deux lignes de constructions se faisant face : nous
sommes en présence du village traditionnel de Bena, le plus connu et le plus
visité de la région.
Situé à une quinzaine de kms de Bajawa et dominé par le
volcan Inerie ( protecteur, il représente la figure de la mère), Bena abrite 9
clans, 120 familles pour une population d’environ 330 habitants.
Cet espace de 3 ha est codifié, ne laissant pas de place au
hasard ou à l’improvisation car il est régi par un système coutumier remontant
à des lustres. On parle de 1200 ans d’existence, c’est dire, la légende
affirmant qu’il a été créé par 10 hommes et 8 femmes d’où le nombre de 18
habitations de base.
Le village apparaît désert ce matin. Il est 10 h, les hommes travaillent
aux champs.
Restent les enfants, les personnes âgées et les femmes qui
pour certaines tissent le fameux tissu Ikat.
L’atmosphère est particulière. L’image de Tanganan, le
village animiste de Bali s’imprime sur ma rétine.
Sur un fond animiste (adat, coutume en indonésien) se
superpose un catholicisme récent (agama, religion). La statue d’une Vierge
Marie en témoigne qui, sur un promontoire, à l’opposé de l’entrée du village,
s’ouvre sur un large panorama.
On ne peut par parler de sainte trinité ou de ménage à trois concernant ces trois cratères. Deux sont jumeaux mais le 3ème a pris ses distances. Les jumeaux sont séparés par une crête rocheuse, l’un le Tiwu Nuwa Muri Koo Fai, symbolise la jeunesse, l’autre le Tiwu Ata Polo, est plus tourmenté, monde des sortilèges ou d’enchantement, c’est selon. Le 3ème le Tiwu Ata MBUPU est le siège des personnes âgées.
J’inscris mon nom et ma nationalité sur un registre mis à
disposition à l’entrée du village. Au 3 juin 2008, je suis le 805ème visiteur
depuis début janvier. Hier deux néerlandais
avaient apposé leur graphe.
Le village fait un peu plus de 70m de large sur un peu moins
de 400m de long.
Le bois, le bambou, le chaume imposent leur domination que ce
soit pour les maisons avec leur haut toit de chaume effilé prolongé par un
auvent en bambou ou les deux constructions à signification rituelle, soit ayant
la forme d’un parasol soit d’une maison miniature.
Chaque clan en possède une paire.
Le Ngadhu, parapluie déployée le long d’un mât de 3 m de haut
en bois dur sculpté symbolise le monde masculin dans sa férocité et sa
virilité. Au sommet une figure guerrière efface toute ambiguïté…
Avec
le Bhaga, on entre dans la sphère féminine. Dans cette hutte pour schtroumpfs,
une ou deux personnes peuvent y prendre place pour exercer des rituels. Le
Bhaga représente le foyer et le corps de la femme.
Ces deux édifices obéissent à un même objectif, assurer le
lien entre les ancêtres et le monde des vivants, assurant ainsi la continuité
et la pérennité du clan.
On qualifie habituellement ce village de mégalithique. Même
si ce terme fait partie du langage marketing à destination des touristes, il
renvoie aux espaces sacrificiels. Des stèles se dressent comme des menhirs
autour de tables de pierre comme des dolmens. Le menhir symbolise l’homme et la
table la femme. Pour certains esprits dont la pensée pourrait vagabonder surtout
ne pas y voir de connotation sexuelle…mais sur ces autels des buffles et des
porcs passent de vie à trépas lors de sacrifices rituels.
Les crânes et mâchoires iront garnir le devant des maisons,
non comme des trophées mais en l’honneur des ancêtres du clan.
De même, ce n’est pas notre bon vieux Obélix qui a transporté ces mégalithes mais
d’après la légende c’est l’œuvre du géant Dhake…on n’en dira pas plus.
La structure sociale repose sur le matriarcat, les terres se
transmettant de mère en fille.
L’homme qui se marie avec une femme d’un autre
clan quitte le sien mais il y retourne si son épouse décède.
La pratique, même non maîtrisée de l’indonésien permet de
dialoguer avec les habitants et de poser des questions sur le village,
l’organisation sociale, leur vie quotidienne. C’est ainsi qu’une femme m’invite
à boire un thé. Âgée de 56 ans, elle a eu 8 enfants.
En général dans le
village, la moyenne tourne autour de 6
enfants. La dernière, 8 ans, l’aide au tissage. Une vieille femme, ramassée sur
elle-même et indifférente à son environnement mâchonne du bétel qu’elle
projette en longs jets rougeâtres voire jaunâtres sur le sol poussiéreux. C’est
la grand-mère de la petite fille. Agée de 81 ans, elle est aveugle. Tentant de
lui adresser quelques mots, elle reste immobile dans une attitude mutique. Sa
fille m’explique qu’elle ne comprend ni ne parle l’indonésien mais s’exprime
uniquement dans le langage local, le Nga’dha.
Plus loin, j’engage une conversation avec une autre
villageoise assise devant son métier à tisser. Elle m’affirme qu’elle met un
mois à achever la confection d’un ikat qui sera vendu 50 000 roupies (3,5
euros au cours 2008). Je connais la signification du mot (verbe nouer, lier en indonésien)
mais j’avoue que je n’ai pas tout compris des explications données. Apparemment,
il y a plusieurs étapes dont celle délicate de la préparation et la teinture du
fil mais même avec ma bonne volonté la technique du tissage reste pour moi
encore une terra incognita !
Je n’ai pas eu conscience du temps qui passait. Marcus s’est
impatienté. Il est venu vers moi me rappeler que j’étais là depuis 3 heures et
qu’il fallait repartir si on voulait continuer le programme que nous avions
fixé en commun.
Je me faisais un plaisir d’abandonner mes vieux os au contact
des sources thermales de Mangemuda. Je m’attendais à rencontrer quelques
touristes attirés par ce spa naturel
mais comme à Bena et Wogo
personne. Je néglige ce qui fait office de vestiaire pour m’approcher
d’un bassin circulaire entouré d’une pente pierreuse.
Ce qui devait arriver arriva. Je descends cette pente comme si j’abordais une descente en vélo
après le sommet d’un col. Je bascule tout habillé dans les eaux chaudes. Marcus
qui pressentait une catastrophe (il avait appris à me connaître …) m’avait
suivi et attrapa dans un réflexe incroyable la bandoulière de mon sac photo qui
pendait à mon bras droit.
Ouf…mais j’avais oublié que je portais - comme la tortue sa
maison- dans mes poches de pantalon toute ma richesse : des liasses de
billets de 50 000 roupies (4 euros, valeur 2008) soit 300 euros, mon
passeport, ma carte de crédit, mon téléphone portable, mes billets d’avion (
nous n’étions pas encore à l’heure du billet électronique).
J’étalais le tout sur le sol. Marcus avec sa serviette tente
d’éponger et d’essuyer les billets et le passeport. Des enfants et quelques
adultes s’approchent. Marcus tente de les éloigner. La vue des billets étalés
sur le sol l’inquiète.
Je décide néanmoins pour ne pas accroître ma frustration de glisser
dans l’eau bénéfique pour mes os, mes douleurs et ma peau vieillissante de
senior. Délicieux. Le bien être m’envahit.
Le retour sur Bajawa est un peu épique. En slip, et pour
cause, par la fenêtre ouverte, je tente de sécher les pages de mon passeport en
l’agitant face au vent. Il est 17h, la fraîcheur me fait frissonner. Marcus
tout en conduisant jette des regards inquiets sur cette idée saugrenue
d’exposer mon passeport ainsi, au risque qu’il s’envole…
Dans la chambre de l’hôtel, j’étale tous les billets sur le
sol, ma valise, la table de chevet. Le téléphone est inutilisable et cerise sur
le gâteau, le quartier est privé d’électricité.
A l’hôtel, un jeune employé de l’hôtel plein de bonne volonté
met la carte SIM sur son téléphone. Le diagnostic est vite fait. Il est inutilisable.
A 19h30, avec ma lampe de poche je déambule dans le bourg
plongé dans l’obscurité. Je mange dans le même endroit que la veille. Les
lampes à pétrole diffusent une pâle lumière. Le patron sympa actionne
régulièrement la lampe pour relancer la luminosité. On discute. Il me désigne
un article sur un journal du coin qui évoque l’équipe de football de la France.
Domenech et Zidane s’invitent ainsi autour d’un nasi goreng et d’un verre de
thé.
On n’éteint pas les feux, et pour cause, mais les paupières
se ferment vite. Lire ou écrire est exclu, je dois économiser les piles de ma
lampe de poche.
Fin de cette journée un
peu mouvementée.
Très tôt le matin j’avais contemplé le lever du soleil sur le
volcan Kelimutu. Dans la journée, Marcus me propose d’aller visiter un village
qu’il connaît très bien. En réalité, Marcus voulait m’entraîner là où il a
l’habitude d’emmener les touristes qu’il lui arrive de véhiculer…moyennant
quelque rétribution.
Plus tard après la visite, je lui signalerai que je n’étais
pas dupe de sa démarche !
Mais je n’ai pas été déçu car j’ai pu passer un moment à
discuter avec Maria, la fille du chef du village.
Arrivé au village, Marcus me conduit directement vers une habitation
avec un haut toit de chaume descendant très bas comme un bonnet glissant
jusqu’au nez. Maria m’accueille devant la maison.
A son invitation, je me déchausse et me plie en deux pour
franchir le seuil de cette porte d’une hauteur de 1m30.
Les lieux invitent au silence, au recueillement. Immobilité,
authenticité, simplicité. Depuis des lustres, cet endroit est dédié aux
cérémonies, à l’exercice des rituels.
Je me concentre sur les explications de Maria. Son débit est
rapide et je dois l’interrompre plusieurs fois par mes questions et mes
demandes d’éclaircissement.
Deux fois par an, en avril et en octobre des fêtes
religieuses se déroulent à la fois dans cette maison et à l’extérieur sur la
place ensoleillé où actuellement une villageoise s’active autour de son métier
à tisser.
Danse, musique, sacrifices de buffles accompagnent les
cérémonies. Un petit gong et deux tambours, recouverts d’une mince pellicule de
poussière sont disposés dans un angle de la pièce attendant d’officier dans 4
mois pour la prochaine manifestation religieuse.
Au centre de la pièce un panier est suspendu. Son rôle est de
recueillir les offrandes. C’est le père de Maria qui officie lors des
cérémonies.
C’est aussi dans cet endroit que les nouveaux nés subissent
ce que j’appellerai le « test des
larmes ». Il consiste à hisser le nouveau-né sur une plateforme. Si dans
les 5 minutes, on entend l’enfant pleurer avec des larmes coulant sur le
visage, le test est paraît-il concluant. Bizarre. L’enfant intègre le clan
sociétal. Sinon, il suit un parcours dont je n’ai pas vraiment compris les
contours. Curieuse coutume.
Assis devant la maison nous buvons un café. Puis, je m’y
attendais, elle me propose d’acheter des tissus traditionnels confectionnés
notamment par la vieille dame, âgée de 67 ans et qui est sa mère.
Je lui adresse quelques mots. Sa mère, le visage concentré ou
fermé me fixe sans répondre.
Les pièces d’Ikat que Maria me montre sont chères (150 000
roupies pièce soit 12 euros). Mon appréciation relative au prix est nourrie de
la connaissance de tarifs pratiqués dans d’autres villages (à Bena, 50 000
roupies par exemple) mais je n’ai pas le cœur à marchander. J’en achète une.
Quelques semaines après j’ai envoyé à Marcus les photos que j’avais
prises, à charge pour lui de les donner à Maria lors d’un prochain passage.
Lors du retour à l’hôtel Marcus a évoqué le tremblement de
terre et le tsunami de décembre 1992 qui ont détruit une grande partie de
Maumere où il habite.
Ses propos étaient encore imprégnés par l’angoisse et la peur
qu’il a pu vivre à l’époque. Il a relaté sa course éperdue en moto pour
rejoindre sa maison craignant pour sa femme et ses deux enfants qu’il a trouvés
sains et saufs mais devant une habitation durement touchée par le tremblement
de terre d’une magnitude de 7,8. Il m’a décrit le chaos de cette ville
dévastée.
J’ai
pu vivre un tremblement de terre à Bali en 1972, en pleine nuit alors que je procédai
à un enregistrement de concerts de crapauds dans les rizières. Mais il était
moindre. Néanmoins, j’avais ressenti une sensation bizarre et mon souvenir a
été celui du balinais avec qui j’étais et qui s’est précipité sur sa moto pour
rejoindre son chez soi angoissé quant au sort de sa famille. J’ai pu comprendre
la peur de Marcus à l’égard de ses enfants.