Octobre 2014. Je passe quelques jours à Yogyakarta chez Mien
Brodjo, la tante de mon amie Katharina. Un séjour très agréable chez une dame
presque octogénaire, active, alerte, très connue à Java et dont le parcours de
vie est étonnant.
Kat et ses deux cousines Abi et Rini ( la fille de Mien) ont
programmé tôt ce matin un trekking en jeep à proximité du volcan Merapi
(montagne de feu ), le plus actif et le plus dangereux des 129 volcans
indonésiens et culminant à près de 3000 m.
Nous allons sur les traces de l’éruption meurtrière d’octobre-novembre
2010 qui a fait plus de 300 victimes dont le juru kunci ( le gardien des clés
du volcan).
1 heure de route jusqu’au lieu où nous attend le conducteur
de la jeep, un javanais au physique viril d’acteur américain. Abi ne semble pas
insensible à cette force tranquille qui émane de lui…cela promet !
L’ambiance est au déconnage, on s’amuse comme des fous, le
casque d’acier sur la tête à l’assaut non pas d’une plage de Normandie lors du
débarquement de 44 mais des chemins poussiéreux et cahoteux qui vont nous amener
sur les lieux dévastés par l’éruption.
Rini avait pris des masques, je compris très vite pourquoi.
Dans un virage, je vis arriver deux camions laissant derrière eux un nuage de
poussière. Pendant plus d’une heure on a affronté cette poussière qui ne
respecte rien et s’infiltre partout. Avec ses sauts de cabri provoqués par les ornières
et la surface caillouteuse la jeep a soumis nos organismes à rude épreuve.
L’humeur est au beau fixe, au moindre cahot spectaculaire on
éclate de rire…sans pour autant se tenir les côtes car il faut s’accrocher
fermement à l’arceau de fer qui nous sert de rambarde. Une image m’est venue.
Notre jeep était devenue un cheval fougueux dont la volonté était de nous
désarçonner !
Pour éviter les camions, lorsque c’est possible, le chauffeur
prend des chemins plus tranquilles…et puis le choc devant ce que nos yeux
découvrent. Le silence se fait, on se
regarde, interdits, la stupéfaction se lit sur notre visage. On pénètre dans un
autre univers.
Qu’est-ce qu’une catastrophe naturelle pour un téléspectateur
découvrant les misères du monde sur la
petite lucarne ou un lecteur en dépliant un journal ? Des images, des mots.
Mais ici et maintenant, la réalité nue nous agresse dans sa puissance, sa
brutalité, son incongruité.
Regard incrédule devant ce que nous découvrons : se
dévoilent devant nous les conséquences dramatiques d’une éruption volcanique
explosive.
Lors de l’explosion du dôme de lave les nuées ardentes ont transformé
les environs en un crématorium à ciel ouvert pour les cultures, les
habitations, le bétail, les hommes. Le gris cendre qui recouvre le sol porte la
couleur de l’horreur, l’odeur de la mort, l’empreinte d’une main dévastatrice. Instantanément
je pense à Pompéi, aux habitants figés dans une ultime attitude lors de
l’éruption du Vésuve.
Une sorte de mini Hiroshima ? Une mobylette noircie, des
habitations passées au lance-flamme, des squelettes d’animaux récurés et
nettoyés par la matière incandescente, des amas d’os de buffles, de chèvres
s’offrent au regard. Pénétrant dans les ruines d’une habitation, on côtoie l’intimité
souillée de ce qui était le pauvre patrimoine des habitants : des livres calcinés
mais certains curieusement relativement préservés, des vêtements compactés dans
leur gangue de poussière, de la vaisselle ayant subi vaillamment l’assaut de la
pluie de cendres, un vélo ayant subi le supplice de la forge accroché au mur
comme un trophée ou une œuvre d’art contemporaine.
Le choc est rude mais ce n’est qu’un début. Plus loin, dans
un village on a organisé l’exposition de ce que l’on a retrouvé après la
catastrophe, comme un musée de l’indicible.
Auparavant, on s’était arrêté devant une stèle érigée en
l’honneur des victimes, tuées lors de la première explosion, le 26 octobre.
Elle fut suivie par la colère froide et terrible du monstre dans la nuit du 29
au 30 octobre qui s’est avérée beaucoup plus meurtrière. Nuées ardentes et
coulées pyroclastiques ont conçu un cocktail mortel pour les hommes et les
animaux. On estime que 50 millions de m3 de matériaux éruptifs ont jailli de la
gueule du volcan, une semence mortelle et vivante.
Mortelle,
les ruines sont là, témoins muets figés dans leur minéralité saccagée, …mais vivante,
la végétation relève vite le défi de la vie et renaît.
Les conducteurs de jeep qui véhiculent les touristes s’arrêtent
au même endroit. Une boîte pour les dons recueille les dons des visiteurs, quelques
échoppes sont installées.
Deux squelettes de vache ou de buffle trônent debout sur une
terrasse devant lesquels certains se prennent en photo. Peut-on parler de
tourisme voyeur ? Quel sens donné à cette exposition ?
Je ne tranche pas la question du tourisme noir qui suscite
beaucoup de débats, de critiques et d’interrogations. Rappelons que ce concept
recouvre la visite de lieux associés à la souffrance, à la mort, aux
catastrophes naturelles. Pour ma part, je n’ai pas éprouvé de curiosité
morbide. J’ai pu constater, mais je peux me méprendre, que les visiteurs
arboraient un visage grave en formulant des
questions, en tentant d’avoir des précisions, bref de comprendre et de
compatir.
Les catastrophes attirent une curiosité parfois morbide mais
plus près de nous en France combien de visiteurs - brandissant appareil photo,
caméra ou smartphone - se pressent sur les lieux d’un événement où l’homme avoue son impuissance devant une
nature incontrôlable ?
En réalité, je pense que pour tout événement de ce type le
développement du tourisme associé s’accompagne d’une pluralité d’objectifs,
commémoratif, informatif, émotionnel, éducatif ou pédagogique, commercial,
économique…
D’ailleurs, cette exposition des effets dramatiques de
l’éruption a bien ici un rôle à ne pas négliger, celui de sensibiliser les
populations – nombreux sont les visiteurs indonésiens - aux risques d’une
éruption volcanique. Des javanais sont morts pour avoir sous-estimé le
phénomène, pour avoir voulu sauver leur bétail mais aussi parce que cette
violente éruption a touché des zones jusqu’ici épargnées par les nombreuses
colères du Merapi.
Dans la maison sont exposés les objets du quotidien.
Je suis frappé par les effets discriminatoires des destructions.
Ainsi, le
plastique d’un appareil de télévision a fondu alors que l’écran est resté
intact.
Une main anonyme a inscrit sur un mur une maxime résignée
« Le Merapi ne manque jamais à sa
promesse
», celle de se réveiller quand bon lui semble.
L’air est saturé. Nos poumons encrassés en dépit du port du masque
expriment une forme de rejet en s’adressant à leur propriétaire, « sors-moi
vite de là ! ».
Entre l’homme et le volcan peut-il s’instaurer une forme de
dialogue ?
Est-ce le sens de cette stèle qui délivre le message du
volcan aux hommes. La dernière phrase est implacable « personne ne peut m’empêcher de passer devant toi ». On
le croit volontiers tant les forces de la nature réduisent l’homme au rang de
spectateur ou de victime.
Mais curieusement le volcan adresse aussi un autre
message « excuse-moi si je
t’ai blessé, écrasé, brûlé » !
Avant que le bourreau n’abaisse son glaive dit au condamné
« excuse-moi, je suis certes la main du châtiment mais je ne te hais
pas ».
Ici, les relations
avec le volcan sont empreintes d’ambiguïté. Comme me le dit Kat c’est le destin
de l’homme, la vie et la mort sont indissolublement liées.
Le Merapi a aussi une fonction sacrée. Rini m’explique que le
gardien du volcan est nommé par le sultan. Il officie lors des cérémonies
d’offrandes au Merapi et une chamane entre en transe pour tenter de communiquer
avec les esprits du volcan.
Des photos exposées illustrent l’éruption. Nous tentons un
exercice, identifier les formes qui émanent de ce gigantesque champignon de
cendres, de roches, de poussières, de fumées qui jaillit du cratère du volcan.
Des formes humaines et animales semblent se dessiner. Nous tentons de mettre des noms sur ces volutes
menaçantes. Sans cesse en mouvement, ce champignon démoniaque libère des
volutes dont les formes créées la seconde d’avant s’effacent pour laisser la
place à d’autres la seconde d’après. Je me dis que je suis en train de façonner
avec cet exercice la nature à notre image, un mot savant surgit dans mon esprit,
anthropomorphisme. Est-ce le cas ?
Un peu plus loin on a une vue générale sur le volcan. On surplombe la tranchée profonde où
s’est déversée la lave et où les hommes s’activent, creusent sans cesse pour en
extraire la substantifique moelle. Rabelais, je te pris de m’excuser d’avoir
emprunté et détourné ton expression qui t’appartient !
Rini m’explique le phénomène du lahar. Lorsque la pluie
s’invite dans cette danse infernale, le mélange d’eau, de cendres, de roches
donne naissance à un torrent d’une puissance phénoménale emportant et charriant
tout sur son passage. L’érosion qui en résulte est extrême.
Le sommet du volcan est environné de nuages mais une
échancrure permet de voir le monstre, oui le monstre, car sa bouche largement ouverte
est menaçante prête à expulser ses entrailles en provenance du tréfonds de la
Terre. Mais peut-être qu’à cet instant même des trekkeurs intrépides arrivent
jusqu’au cratère…le volcan entre attirance et répulsion.
On déambule sur ce promontoire dans une atmosphère toujours
gorgée de poussière. Un énorme rocher est posé là, témoin de l’immense force
déployée lors de l’éruption qui a rejeté dans les airs cette masse comme s’il
s’agissait d’un noyau de cerise.
Un
moment d’émotion, de tristesse en pensant à la mort de deux personnes piégées
dans un bunker. Tout le monde avait fui sauf ces deux javanais qui pensaient
être en sécurité mais la lourde porte d’acier ne s’est pas refermée totalement.
Elle devint la porte de l’enfer et le bunker leur tombeau.
Dans cet abri bétonné j’ai tenté dans une vaine empathie de
m’identifier à ces deux immenses solitudes comme si je pouvais revivre leurs
derniers terribles instants.
Un autre souvenir se superpose, celui des séances de
Connaissances du Monde de mon enfance et adolescence où des cinéastes vulcanologues
venaient présenter et commenter leur film sur les volcans. Parmi eux, le couple
Maurice et Katie Krafft. Tout expérimentés qu’ils étaient, ils trouvèrent la
mort lors de la projection d’une nuée ardente au Japon en 1991.
Une noria de camions défile comme s’ils s’enfuyaient avec
leur butin, en l’occurrence les richesses du sous-sol. De loin, le cul à cul
des engins de transport semble se mouvoir tel un cortège de mille-pattes. Sans
relâche les hommes, pelles mécaniques ou pas extraient les matières apportées
par l’éruption.
Dans ces geysers de cendres incandescentes, dans cette lave
qui a dévalé les pentes, les richesses minérales sont une opportunité
économique pour la population. Les sols fertilisés produisent trois récoltes de
riz par an. De ces entrailles exposées à l’air, l’homme va les transformer en
matériaux de construction, en produits pharmaceutiques, en cosmétiques.
Le volcan source de revenus contribue à l’économie de la
région, industrie touristique compris.
Nous tournâmes le dos au volcan et regagnâmes notre port
d’attache. L’ambiance n’était plus la même qu’à l’aller.
Saoulés de poussière et l’esprit remué par ce que l’on a vu,
nous nous arrêtâmes pour nous restaurer frugalement avant le retour chez Mien
BRODJO.
Pour nous changer les idées, nous décidâmes d’aller respirer
l’air du large, une plage fréquentée le week-end par la population motorisée de
Yogyakarta à l’image de ces parisiens s’évadant vers les côtes de Normandie ou
d’Opale.
Ambiance familiale. Beaucoup de monde sur la plage mais peu de
baigneurs. Je m’étonne. Rini m’invite à la prudence. La mer est méchante
dit-elle, les vagues sont puissante, les courants sont dangereux. Et puis se
baigner ce n’est pas non plus dans la culture locale.
On a regardé le soleil s’abaisser sur l’horizon, jouant avec
le sable noir composé de matières volcaniques. Jouissance de l’instant, temps
suspendu.
L’alignement des embarcations souligne que nous sommes ici
dans un village de pêcheurs à Parangtritis à ¾ d’heure de route de Yogyakarta.
Sur la plage, des femmes, installées devant une table
basse officient et proposent du maïs
grillé. On se laisse tenter.
Alors, le crépuscule nous a enveloppés peu à peu alors que
nous soumissions nos incisives et canines à une gymnastique masticatoire en grignotant du maïs
grillé.
Dans les guides touristiques Yogyakarta, ce sont les temples
de Borobudur, de Prambanan, le volcan Merapi que des trekkistes entraînés
tutoient le sommet, le palais du sultan, la musique raffinée de cour…mais de
petits trésors méconnus car faisant partie du quotidien se cachent ici et là.
Cette plage tranquille,
couleur sombre de cendres s’y étant déposées, vaut le détour pour y vivre une
séquence comme tout un chacun au milieu de la population locale. Opportunité de tisser des liens car voyager
c’est certes aller à la rencontre de Soi mais aussi de l’Autre.
Le soir, après le repas, Mien manie le pinceau devant une
grande toile. Ses œuvres sont connues, elle est présente depuis plusieurs
années dans des expositions. Mais, Mien a plusieurs cordes à son arc. Elle fut
notamment une pionnière du sport féminin et participa plusieurs fois aux Jeux
Asiatiques en représentante de l’Indonésie. Sa discipline, la natation, sa
spécialité le plongeon. A l’époque, dans les années 50-60, c’était exceptionnel pour le sport féminin
dans ce pays.
Le théâtre, le cinéma, les séries tournées pour la TV ont
aussi jalonné ses multiples tranches de vie.
Merci Mien pour cette rencontre dans cette ville,
capitale culturelle de Java et de l’Indonésie, une ville que nous vous invitons
à découvrir en respectant son rythme.
De l’ombre de la mort le matin à la lumière de la vie
l’après-midi la journée s’achève auprès de cette sérénité créatrice qui se
dégage de Mien.