Lundi 27 novembre 2017
Depuis 7 heures du matin, assis en plein vent à l’arrière de
notre bateau sur un fauteuil en bambou, je contemple le sillage qui strie les
eaux du fleuve mythique et nourricier du Myanmar, l’Irrawaddy. Il fait froid. Un
brouillard digne des brumes du plat pays cher à Jacques Brel nous accompagne depuis
le départ de Mandalay. Il nimbe le large et vaste fleuve d’une atmosphère à
même de susciter en nous des vapeurs nostalgiques ou romantiques. Par le
travers, apparaît une embarcation chargée à ras bord de birmans comme une ombre
fantomatique ou un banc de poissons filant sous le nez du plongeur en apnée.
Puis La grisaille se déchire. Une lumière vive a pris le
relais. Ce fleuve est une autoroute économique, une voie de circulation pour
les birmans, une aubaine pour le tourisme. Des barges lourdement chargés,
notamment de charbons de bois, attestent de l’importance vitale de cette artère
de 2000 km, l’équivalent du Fleuve Jaune pour le pays. Une longue embarcation
passe à proximité surchargée de fûts sommairement arrimés. Une image furtive
colonise mon imagination, celle des fûts tombant comme un jeu de dominos dans
le fleuve et y projetant une langue de feu. Mais mon cerveau a vite fait de
balayer d’un revers de neurones les images de ce film catastrophe.
Par intermittence nous croisons des barques de pêcheurs,
quelques bateaux transportant des
touristes. Des échancrures visuelles sur les rives révèlent des stupas orgueilleux
plantés sur les flancs des collines, un Bouddha doré géant en figure de proue regarde
vers l’amont de l’Irrawady, des chars à bœufs… Des paysans birmans, silhouettes
penchées sur la terre, dessinent un quotidien de labeur. Mais somme toute peu
de trafic et un peu de déception. La largeur du fleuve éloigne les rives et ses
paysages. Il ressemble parfois à une mer intérieure, le ciel se confondant avec
la vaste étendue d’eau, le regard recherchant vainement une aspérité, une
profondeur de champ. L’Irrawaddy n’est certes pas le Nil où l’on côtoie les
rives et par voie de conséquence l’activité et la vie locales.
Je tombai dans une forme de somnolence. Puis, après 9h heures
de navigation, nous accostons.
Le débarcadère est réduit à sa plus simple expression. Des
porteurs grimpent précipitamment à bord, tentant de mettre la main sur des
bagages. Le matin, je suis arrivé à bord le dernier peu avant le départ et
j’avais déposé ma valise au-dessus de l’amoncellement de bagages. J’avais
anticipé cet abordage sauvage et tumultueux
et valise à roulette à la main, je me fraye un passage dans cette
bousculade bon enfant en négligeant les sollicitations d’aide plus qu’insistantes.
En tête du peloton de la vingtaine de voyageurs qui ont partagé avec moi cette
navigation, je mets le pied sur la terre ferme. Un dernier obstacle à franchir,
à savoir une butte de terre qu’il faut escalader en évitant ses chausse-trapes….Je
suis à Bagan.
Bagan ( ancien orthographe Pagan). Des noms mythiques résonnent
dans nos têtes : Borobudur pour l’Asie, Machu Picchu pour l’Amérique du
Sud, Abou-Simbel et les pyramides pour l’Afrique, l’Acropole et tant d’autres
pour la vieille Europe… mais Bagan a tardé en entrer dans ce cercle
prestigieux.
Ce n’est plus le cas
aujourd’hui. L’ouverture du Myanmar au monde draine désormais des centaines de
milliers de touristes qui, smartphone, caméra et appareil photo à la main engrangent
les images de centaines de temples et de pagodes qui peuplent cette vaste plaine de 50 km2.
Pour ce premier voyage de 2 semaines au Myanmar j’ai voyagé
avec l’agence locale de ma fille, organisant ainsi l’hébergement et les
transports. Un taxi m’attend et m’emmène à l’hôtel à Nyaung U. Mais auparavant,
je me déleste de 25 000 kyats, la taxe d’entrée pour avoir le droit de
visiter Bagan et ses monuments. Je dispose de 2 jours pour faire connaissance
de ce musée à ciel ouvert.
10 mn de pause pour m’installer et siroter un café. Il est
16h30. Pas de temps à perdre. Le soleil commence sa descente. Marche à pied
jusqu’à la pagode distante de 1200m. D’une pierre deux coups, je détends mes
muscles, réchauffe mes articulations engourdies par le voyage et je vais à la
rencontre de l’un des joyaux de Bagan, la pagode Shwezigon à la lueur du soleil
couchant. Les lieux sont quasi déserts, les groupes de touristes ont déjà plié
bagages.
Choc visuel en découvrant ce
vaisseau d’or massif et élégant. Il a été construit par le roi
Anawrahta. Son règne marque le début de l’âge d’or de Bagan. Arrivé au pouvoir
en 1044 à la suite d’un combat singulier avec son demi-frère qu’il trucida, il
mourut tué par un buffle. Curieux destin. Il prit le pouvoir par la lance…et le
perdit par la grâce des cornes d’un buffle.
La pagode a affronté une sérieuse tempête en 1975 avec un
tremblement de terre qui l’a démâté de son stupa. Mais la reconstruction financée
par des dons locaux, nationaux et internationaux l’a remise sur pied.
Les travaux ont nécessité la pose de 30 000 plaques de
cuivre recouvertes de feuilles d’or. Trois terrasses carrées en brique lui
donnent une forte assise. Elles sont bordées de plaques de terre cuite
vernissées décorées de scènes de Jataka qui retracent les nombreuses vies
antérieures du Bouddha. J’en fais le
tour une première fois. Je croise 3 moines, une famille birmane et un couple de
touristes chinois.
A
cette heure la pagode offre plusieurs visages, celui de l’ombre à l’abri des
rayons du soleil, celui de l’ombre et de la lumière pas facile à gérer pour le
photographe et enfin l’explosion incandescente provoquée par les rayons
obliques du soleil. La tête en l’air, je reste bouche bée et avale goulûment la
profusion de lumière et de formes qui se dégage de cet édifice. Près de mille
ans m’en séparent.
40
années de travaux. Quelle débauche d’énergie humaine cette pagode hors du temps
a-t-elle mobilisée, que de vies a-t-elle prises ? Dans un effort de vaine
empathie j’imagine l’armée d’esclaves levée pour transporter et assembler les
blocs de grès qui composent le cœur de l’édifice. A cette époque, la vie et le
coût de l’esclave représentaient peu de choses. Pour le prix d’un éléphant vous
achetiez 40 esclaves !
Assis
sur le rebord d’un petit temple annexe je laisse le temps glisser vers le
crépuscule. Mes yeux ne se détachent pas de l’édifice, s’attardant sur les
détails du stupa tentant d’en comprendre l’organisation scénique,
l’ornementation en stucs, l’alignement des arbres stylisés à vocation votive,
les lions gardiens du lieu, les petits stupas s’élevant à chaque angle des
trois terrasses carrées.
Je tente avec le zoom de mon appareil photo d’identifier la
partie terminale du stupa. Je perçois bien les pétales de lotus, l’ombrelle
avec les clochettes dont le tintement renvoie à la foi des fidèles, la
girouette mais pas facile de se faire une idée du bourgeon de diamant qui
couronne l’édifice.
Cette pagode centrale est accompagnée par de nombreux
bâtiments, sanctuaires, temples, salles de prière, Zédis comme une planète avec
ses satellites. En particulier, le temple de Thagya Min accueille les 37 génies
du panthéon birman, les Nats sur lesquels reposait la religion ancestrale avant
l’importation de l’Inde du bouddhisme Theravada.
L’ombre descend sur mes épaules. Non loin de moi, un birman
la cinquantaine sereine, les jambes émergeant de son longyi – le sarong à la
mode birmane - tient négligemment son cheerot à la main et en tire quelques
bouffées.
Quiétude et silence.
Nyaung U est à l’écart des monuments concentrés dans la
plaine autour d’Old Bagan mais la vie y est plus dynamique avec ses commerces,
son marché, ses restaurants et ses hôtels bon marché ou réservés à une
clientèle moyenne.
A 200m de l’hôtel, je suis tombé à l’arrêt devant un panneau
posé à l’entrée d’un restaurant ouvert sur l’extérieur. En français, j’ai pu
lire l’inscription suivante « ici on ne parle pas français mais on mange
bien ! ». Cet humour m’a plu. Je suis resté fidèle au Mya Yadanar et
au fil de mes repas j’ai noué des relations amicales avec la patronne et le
personnel. La responsable m’a donné des conseils sur les lieux à visiter et une
carte de la région avec l’emplacement des principaux monuments. Certes, d’habitude
je suis assez indifférent à ce que je mange mais ici j’ai honoré les plats
copieux et succulents qui m’ont été proposés.
Ce soir, deux couples de français sont installés à proximité.
Leur conversation animée portait sur la religion…alors je me suis fait tout
petit en me concentrant sur le contenu de mon assiette ! Avec un peu
d’incompréhension lors de mes 4 repas suivants, midi et soir, j’ai constaté que
j’étais le seul client. A proximité, des bus déversaient leur contingent de
touristes dans des restaurants chinois plus sophistiqués mais question
authenticité et simplicité ils n’arrivaient pas à la cheville de ce restaurant
birman…
Mardi 28 novembre 2017
Levé aux aurores, je suis d’attaque pour aller à la rencontre
de ce sanctuaire qu’est la plaine de Bagan ave ses centaines de temples, pagodes
et monastères.
L’hôtel me loue pour 2 euros la journée un vélo de
fabrication chinoise sans dérailleur et aux pneus fatigués, avec un antivol
grinçant que l’on manœuvre avec une clé rouillée. IL enserre le cadre et la
roue arrière comme des menottes autour du poignet d’un détenu.
Il fait frais. Juché sur cette monture improbable je me lance sur la route à allure modérée.
Le mois précédent, jeune septuagénaire j’avais découvert le
VTT sous les conseils avisés du coach de ma fille Fanny. J’anticipais ainsi les
chemins pierreux et sableux de Bagan et j’étais outillé pour manier le guidon
dans de bonnes conditions.
Mais très vite, ainsi privé du dérailleur salvateur, un faux
plat me force à appuyer sur les pédales. Un court effort certes mais la mise en
jambes est un peu rude !
Mon plan est de me diriger vers Old Bagan et de visiter les
temples et pagodes proches de la route.
Pour être franc, je me méfie d’une éventuelle
crevaison ou d’un incident mécanique, bref ma confiance à l’égard de ma monture
est toute relative. Je veux la tester sur la route avant de tutoyer le réseau
dense des chemins et des sentes où épines, cailloux saillants et sillons
sableux m’attendent de pied ferme.
Je me sens euphorique ayant attendu ce moment depuis si
longtemps. Je ne suis pas déçu avec cette première immersion dans ce monde
minéral.
Délaissant mon vélo, je déambule parmi un ensemble de stupas,
certains alignés côte à côte comme des sentinelles fixant l’éternité et
indifférents au regard des visiteurs. Ils en ont vu d’autres comme ces mongols
se déversant dans cette plaine chauffée à blanc pendant les mois les plus
torrides. Au cours de la période 1287-1313, ils mirent ainsi fin à l’âge d’or
de Bagan.
Certains stupas ont été rénovés. Des stèles rappellent
le nom des donateurs, la date de fondation, les dons effectués, chacun selon
ses moyens, terres, bétail, esclaves, monuments... L’objectif des
constructeurs-donateurs était, on le devine, d’acquérir ici-bas suffisamment de
mérites pour atteindre le Nirvana, état sans souffrance et d’une sérénité
absolue, ou même plus devenir soi-même un Bouddha. Chacun érigeait un temple ou
un stupa en fonction de son statut et de ses moyens. Au roi les plus grands
édifices, aux gens fortunés les moyens et au petit peuple les petits. Cette
concentration exceptionnelle dans la plaine de Bagan, peut-être unique dans
l’histoire de l’humanité, s’explique ainsi.
Au-dessus d’un alignement de trois stupas, je perçois vers
l’Est les montgolfières qui se déploient dans le ciel. Je reprends ma route
mais ma monture semble récalcitrante et pour cause le pneu arrière est
complètement dégonflé. Je lui exprime mon mécontentement. Elle s’en
contrefiche !
Je décide de retourner à l’hôtel distant de 3 kms en poussant
mon vélo tout en visitant les temples et pagodes à proximité de la route.
Une initiative utile prise par les autorités est à signaler,
celle d’installer des panneaux indicateurs avec le nom du monument et la
distance qui nous en sépare.
A 200m de la route la haute stature du temple Hti-lo-min-lo
se dresse coiffé d’un échafaudage en forme de préservatif géant grillagé. C’est
le dernier temple construit dans le style Myanmar. Le vaste parking désert à
cette heure, il est 7h du matin, montre qu’il attire nombre de touristes.
Un bus est stationné. En descend un groupe de moines et de
novices.
Ils forment une file d’attente disciplinée, le bol à aumône calé
au creux du pli de l’avant-bras. Patiemment, ils attendent leur tour avant que
des birmans versent dans leur récipient la pitance du jour.
Je
suis accosté par un petit groupe de moines pour le traditionnel selfie. Pendant
mon séjour, en dépit de mon inaccoutumance à cet usage qui fait fureur, j’ai adopté
une attitude coopérative. On me propose ensuite de faire une photo de groupe.
J’accepte volontiers.
Je
photographie les portes aux reliefs sculptés, déniche avec mon zoom à la
surface de la muraille en brique ocre ou rouge une tache blanche, celle d’un
pigeon qui n’a cure de l’agitation en contrebas.
Je reprends ma route vers l’hôtel. Un touriste proche de la
quarantaine, long comme un jour sans pain, ayant constaté mon infortune s’arrête.
Il me signale qu’il a trouvé la veille un birman qui lui a réparé son pneu de
vélo crevé près du temple que je viens de quitter. Il me conseille d’y aller.
Mais étant à 1,5 km de l’hôtel je préfère poursuivre mon chemin. Il se remet en
selle. Sa haute silhouette de néerlandais, le buste droit comme un obélisque me
fait penser à Jacques TATI dans Jour de Fête dans son rôle de facteur
excentrique avec son coup de pédale frénétique…Je revis ce touriste sympa et
décontracté en fin d’après-midi lorsqu’il me dépassa, moi en calèche et lui
toujours juché sur son vélo. Il me reconnut et me fit un bref salut. Il était
resté fidèle à sa monture… pas moi.
Quelques centaines de mètres loin, je m’arrête près d’une
échoppe de locations de scooters électriques. Je discute avec l’employé sur les
vertus de cette monture silencieuse que désormais les touristes, les jeunes en
particulier, ont adoptée sans réserve délaissant ainsi la petite reine.
Il fait une moue apitoyée en regardant le pneu et il me
dirige un peu plus loin vers deux hommes s’affairant autour d’un camion.
Illico, les deux birmans réparent ce satané pneu. En réalité il n’est pas crevé
mais la valve déficiente laisse échapper son contenu piégé dans la chambre à
air. Valve changée, je remets 1000 kyats à l’un de mes sauveurs (eh oui !)
et requinqué je repars en sens inverse vers la découverte des richesses de la
plaine de Bagan.
Je prends un chemin de terre à gauche pour me diriger vers un temple que j’aperçois à peu de distance.
Personne. Je passe sous un haut porche de pierre qui donne sur une étendue
ceignant l’édifice. Une birmane accrochant du linge me désigne du bras droit le
côté est du temple où un escalier permet d’accéder à l’étage. Fier de mon birman rustique mais à
l’aide du dictionnaire anglais-birman je lui demande le nom du temple que je
lui propose d’écrire sur mon carnet. Elle accepte mais écrit en birman !
Je saurai le soir en consultant la carte que c’est le temple Shwe-leik-too l’un
des 4 ou 5 monuments catalogués Sunset view. L’escalier sombre est étroit. Je
me profile de biais pour franchir le petit porche de pierre qui permet
d’accéder à une large terrasse.
Pas âme qui vive. J’emprunte la ruelle qui permet de déambuler
autour du temple. Je profite de la vue et tente d’identifier et de repérer les
temples et pagodes dont les sommets se dressent, grosses épingles piquées dans
un coussin de verdure et de sols sableux.
Reprenant la route parcourue au petit matin, je fais un arrêt
devant U-Pali -Thein. Une birmane et son mari exposent sur une petite table des
éditions en anglais et en français de deux incontournables ouvrages sur la
Birmanie. Une Terre Birmane, un roman crépusculaire écrit par le jeune Georges
Orwell alors en poste dans le Nord et très critique sur l’attitude distante et
hautaine des colons britanniques. La Vallée des Rubis de Joseph Kessel lors
d’un séjour à Mogok que je n’ai pas lu. Certes ce sont des éditions imprimées
de façon médiocre où l’encre grossière met à mal le texte mais je me laisse
convaincre. Pour 6000 kyats, soit 4 euros, je fais mien le livre de Kessel.
Je débouche sur un
vaste espace de terre et de sable. Ici, se dresse le temple Ananda. Je ne
pouvais pas rater ce rendez-vous avec ce temple emblématique le plus connu et
le plus visité. Je mets mon vélo sur son trépied mais je suis vite abordé par
une jeune birmane qui me propose l’inévitable dépliant de cartes postales. Je
lui promets de revenir vers elle après mes pérégrinations dans l’enceinte du
temple. Je sais, que visite achevée, elle sera dans les parages guettant mon
retour.
Pas de groupes de touristes descendus d’un car, quelques
touristes individuels, deux ou trois couples. Le gros du flux est peut-être
passé. En dépit de ses proportions, le temple offre une finesse étonnante et
dégage une sorte de félicité et de luminosité avec ses murs blanchis à la
chaux, sa géométrie parfaite avec l’agencement des cinq terrasses, la
ponctuation des pagodons et l’alignement des lions altiers aux angles, une
splendeur avec l’éclat de la flèche et du stupa en nid d’abeilles où se nichent
les bouddhas omniprésents.
A l’ombre d’un tamarinier je profite de la vue, je m’imprègne
de ses formes, je détaille les ornementations en stucs. Décidément ce temple en
forme de croix grecque a fière allure. Une jeune chinoise me sollicite pour une
photo. Je la cadre en contrechamp avec le temple en arrière-plan. Satisfaite,
elle me rend la pareille.
A l’intérieur je profite de la fraîcheur et emprunte le
double déambulatoire. Je m’arrête à chaque point cardinal pour saluer l’immense
bouddha qui nous domine sereinement de sa hauteur de 9 à 10 m.
Je tente de les capter dans mon viseur. Allongé sur le ventre
à même le sol dallé lustré depuis des siècles par le passage des moines et des
fidèles je stabilise mon appareil photo pour une longue pose…et je cadre chaque
Bouddha dans mon viseur. Pas évident comme exercice.
A quoi pense cette effigie sereine et impavide ? La main
droite levée, la main gauche paume vers le haut reposant sur les jambes
croisées, un mudra qui signifie à la fois l’absence de crainte et un geste de
réconfort, Gautama semble poser sur moi un regard à la fois indulgent et amusé.
En revanche, au Sud, Kassapa arbore une moue
souriante. Je lui trouve un air de Joconde en plus avenant. Cette statue en
teck recouverte de feuilles d’or est d’origine, les autres ont été endommagées
par un incendie à la suite du tremblement de terre de 1975 qui décidément a
martyrisé la plaine de Bagan et ses monuments.
Je me rapproche à son aplomb. Son visage change de
physionomie. Elle me fait penser à mon instituteur de 8ème dont la sévérité
n’était pas la moindre de ses qualités !
11h. Retour à l’hôtel. Repos et douche froide régénératrice.
Après le repas pris au Mya Yadanar, une petite sieste et un peu de lecture de
la Vallée des Rubis, j’emprunte un nouveau moyen de locomotion, la calèche.
A 16h30 le conducteur de la calèche est fidèle au
rendez-vous. Direction la pagode Shwe-san-daw haut lieu pour assister au
coucher de soleil sur la plaine de Bagan et ses monuments. Mais le cocher
m’annonce qu’il y a un changement de programme. La pagode est désormais fermée
en raison des détériorations liées aux pluies diluviennes de la mousson ce qui
doit contrarier les plans de moult touristes, organisateurs et guides. On se
dirige vers un autre lieu proche situé à Old Bagan. Le cheval est nerveux, son
allure est soutenue que j’estime à 16-17 km/hm. Le confort est relatif mais ce
changement de monture me sied en cette
fin d’après-midi.
A 17h, je me hisse sur la corniche principale du Shwe-Gu-Gyi qui,
désormais accessible, se substitue à la pagode Shwe-San-Daw. Des visiteurs sont
déjà installés. Je converse avec un couple de français. On se photographie face
au soleil couchant.
La brique rouge ocre en profite pour se pavaner fière de
ses couleurs flamboyantes.
La
présence humaine se densifie. Je comprends la décision de limiter le nombre de
temples et de pagodes que l’on peut gravir. Le martèlement des milliers fois
répétés des pas fragilise les édifices, les joints s’effritent, une brique se
désolidarise de ses voisines, reste en équilibre puis se détache.
Avouons-le, ce coucher de soleil est majestueux. Dans le
crépuscule, les silhouettes des monuments se détachent comme des marionnettes d’un
théâtre d’ombres projetées sur la toile.
Le trot rapide du cheval me ramène à l’hôtel vers 18h30. Un
moment de frayeur lorsque le cheval, on ne sait pourquoi, fait un écart sur la
gauche de la route comme s’il était pris de la danse de Saint Guy. Le cocher, le
fouet levé, furieux et peut-être vexé, a eu quelques difficultés à maîtriser
cet animal qui reste néanmoins selon la formule consacrée la plus noble
conquête de l’homme !
Le soir, petit incident. Alors que je me trouve sous la
douche la lumière s’éteint dans l’hôtel et aux alentours en raison d’une
coupure dans le quartier. Par cette nuit sans lune, je tâtonne pour récupérer
la serviette et à pas de loup pour éviter la glissade sur le carrelage, je mets
la main sur ma lampe frontale.
Je parcours le livre de Kessel à la lueur de cette lampe puis
extinction des feux. Brutalement vers deux heures du matin, la chambre et la
terrasse contiguë s’illuminent. On aura compris que l’électricité refit surface…
Mercredi 29 novembre.
6H. Je fais attention à choisir une monture plus fiable que
celle adoptée la veille. Je vérifie les pneus, contrôle les freins, m’assure de
la stabilité de la machine…bon, allons-y, direction le temple Shwe-leik-too situé
à moins de 2 kilomètres pour assister au lever du soleil.
Arrivé au temple, j’emprunte comme la veille la volée étroite de marches
pour atteindre la large terrasse. Un porche dont la largeur ne permet pas le
passage de front permet d’accéder aux corniches pyramidales pour prendre de la
hauteur. 2 jeunes filles et un couple évoluent au-dessus de moi en équilibre
sur ces corniches qui n’autorisent pas le moindre faux pas. Je grimpe sur la
première mais je renonce et redescends sur la terrasse pour mieux me déplacer
et jouir du spectacle gratuit qui se découvre à l’horizon. Proprement fabuleux.
Les 4 touristes me rejoignent. Nous prenons conscience de notre
privilège. Ce sont des moments que l’on n’hésite pas à capturer via
l’obturateur de notre appareil photo mais que notre cerveau engrangera aussi
dans les tiroirs de notre mémoire.
Pivotant de 90 degrés vers le Nord, je contemple le paysage
éclairé par l’astre du jour en direction de l’Ayeyarwaddy. Les temples et zédis sont en fête saluant l’aube
qui les dote de leurs plus beaux atours. Au-delà, on devine les collines nimbées
de brume perchées de l’autre côté du fleuve.
Cette perspective permet de prendre conscience de la densité
proprement invraisemblable des monuments érigés pour la plupart depuis 8 à 10
siècles.
Il est difficile de donner un chiffre d’autant que des
estimations proprement fantaisistes ont été données. Certes, des milliers de
temples, stupas, monastères ont été détruits parce qu’un roi, dont on taira le
nom, a voulu récupérer les briques pour construire des forts autour de Bagan.
Les tremblements de terre nombreux dans la région, les débordements tumultueux
de l’Irrawaddy ont aussi prélevé leur tribut.
Toujours est-il qu’on
évalue aujourd’hui à moins de 3000 le nombre de monuments existants. Un inventaire
a été réalisé. Il les chiffre par catégories de constructions : 524 stupas
(zédis), 911 temples, 415 monastères.
Rappelons-le, mais tous les guides touristiques en font état.
Un stupa ou zédi est une construction pleine, un reliquaire et aussi un
monument qui commémore l’enseignement du Bouddha. Un temple, appelé aussi
temple-grotte, est une structure creuse où les fidèles se recueillent et où
Bouddha réside.
Le temps est suspendu, on aimerait arrêter l’horloge mais le
soleil poursuit sa course en projetant ses rayons sur un paysage qui s’éclaire,
disperse son édredon cotonneux et détoure les édifices de cette zone à l’est de Bagan. Il est temps de reprendre
son chemin.
Les deux jeunes filles sont françaises. On se photographie
mutuellement et on se lance dans une conversation classique en la circonstance.
Elles ont débarqué il y a deux jours à Mandalay. Ce sont deux amies qui se
retrouvent, l’une venant de Paris, l’autre de Hong Kong où depuis quelques mois
elle met en place un projet de distribution de petit déjeuner à des
entreprises. Bel exemple d’initiative de la part de jeunes français qui
n’hésitent plus à tenter leur chance hors des frontières.
Elles utilisent le scooter électrique. Elles me
proposent de l’essayer, m’expliquent son maniement. Mais je me contente de
monter dessus. Elles éclatent de rire quand je leur explique que j’ai en
horreur tout ce qui ressemble à un cheval à moteur. Sans renier le progrès et
sans vouloir remonter aux temps de la marine à voile et du cheval à vapeur, je
suis un peu rétif au progrès quoique néanmoins utilisateur et profiteur.
Eternelle contradiction !
Mais mon unique expérience de la moto s’est avérée
désastreuse. Elle m’a dissuadé et inhibé à jamais. En 1972, à Bali, j’avais
loué une cylindrée de 125 cm3 pour aller dans un village du centre de l’île où
j’effectuais un stage ethno délaissant ainsi mon vélo hollandais acheté à
l’époque pour 15 000 roupies ( au cours actuel cela fait 1 euro, au cours
72 près de 40 dollars !).
Sur un chemin de terre étroit j’ai perdu l’équilibre et je
suis tombé dans la rizière avec ma monture à essence…Deux paysans balinais sont
venus m’aider et à l’aide d’un buffle ont hissé la moto sur la terre ferme.
J’ai lavé mon 125cm3 en utilisant une source d’eau qui alimente les rizières
selon un système sophistiqué et surveillé en permanence.
Un peu plus tard dans le village, mon pied droit a glissé sur
la pédale et au lieu d’actionner le frein j’ai accéléré …et percuté le mur d’un
temple. Pas trop de dégâts matériels mais le mollet de ma jambe gauche a frotté
sur le pot d’échappement. La brûlure non traitée s’est transformée en infection
avec une jambe qui commençait à prendre l’allure d’une pastèque. Sous ces
latitudes cela ne pardonne pas. Résultat, traitement antibiotique de choc
pendant deux semaines.
On comprend pourquoi cette expérience s’est gravée dans mon
cortex et contribue au refus d’enfourcher à nouveau une moto ou tout ce qui y
ressemble y compris ce scooter électrique qui pourtant n’a pas l’air farouche…
Sympathique rencontre. Nous nous souhaitons bonne chance pour
la visite du site de Bagan.
Je poursuis ma route jusqu’à Old Bagan avec pour objectif de
longer la rive orientale de l’Irrawaddy jusqu’à la pagode Bupaya.
Je prends mon temps, franchis la porte Sarabha, la
monumentale dernière porte encore debout dédiée aux esprits Nat. Ce vestige
marquait une des entrées de la cité fortifiée construite au IXème siècle par un
souverain Pyu. Derrière des remparts puissants protégés par des douves
plusieurs dizaines de monuments y ont été érigés. Parmi eux le temple Mahabodhi
et la pagode Bupaya vers lesquels je me dirige.
J’emprunte une voie à droite qui mène au fleuve. Peu de
circulation.
Je marque un arrêt devant le temple Mahabodhi à la structure
particulière pyramidale. Il témoigne de l’influence indienne exercée sur les
décideurs baganais de l’époque. Edifié au XIII siècle, il est une réplique du
temple de Bodh Gaya situé dans le centre de l’Inde. Avec le zoom de mon
appareil photo j’en détaille la structure. Sur le pourtour de cette pyramide
d’innombrables niches accueillent un Bouddha assis. On en dénombre 465. Des
htis dorés s’y accrochent comme des pinacles.
Cette pyramide s’achève par un stupa effilé surmonté du
traditionnel Hti qui semble flotter dans l’espace.
Je me dirige vers le fleuve en empruntant une descente
abrupte. Les mains sur les freins qui répondent modérément, je songe que le
retour se fera à pied, l’absence de dérailleur transformant cette montée en col
alpin !
L’embarcadère aligne ses bateaux locataires sagement alignés
comme des chevaux de course dans leur box. Surplombant le fleuve j’observe
l’activité et le va-et-vient des embarcations. Une d’entre elles déverse son
contingent de voyageurs birmans : parmi eux un groupe de moines dont l’un
âgé bénéficie de l’aide de ses disciples pour poser le pied sur la terre ferme.
Vélo en main je teste mes mollets sur la pente à 10%. Mais
lorsque je me mets en selle en haut de la grimpette, je pédale dans le vide… ma
monture chinoise me joue un mauvais tour en provoquant un saut de chaîne. Elle
ne manifeste aucun respect à l’égard de pauvres jambes d’ores et déjà engagées
sur une pente descendante !
La technique et moi cela fait deux. Accroupi, je tente de
réajuster la chaîne. A ce moment deux jeunes birmans s’invitent et en un tour
de main remettent la récalcitrante sur ses dents.
La pagode Bupaya tel un phare domine le cours de l’Irrawaddy.
La blancheur de son socle et l’explosion de lumière qui se dégage du stupa doré
foudroient les rétines. Les lunettes de soleil suffisent à peine pour atténuer
cette agression.
Edifiée par les pyus vers le IXème siècle (l’étymologie du
nom : Bu- gourde et paya–pagode) elle a été détruite par le tremblement de
terre de 1975. Elle a été reconstruite depuis. Je suis mitigé par le résultat
obtenu. Ce stupa cylindrique bombé reposant sur une plateforme polygonale
crénelée et immaculée – l’image de la panse d’un buveur après une fête de la
bière bien arrosée me vient à l’esprit !- renvoie à un esthétisme
classique où le beau se mesure à l’aune de la perfection des formes et au
maquillage sophistiqué de l’enveloppe
minérale.
Je suis plus enclin à m’émouvoir devant des édifices qui
exsude les stigmates causées par les tremblements de terre, les moussons, les
périodes torrides, les inondations, autant de cicatrices qui renvoient à notre
condition éphémère, qui les autorisent à s’accorder un brevet de noblesse et
d’héroïsme, c’est selon.
De ces ruines sans éclat mais non sans noblesse s’en dégage
un parfum singulier.
J’avais lu il y a quelques années le livre de Benjamin Desay
– le Vagabond des ruines- dédié aux sites d’Angkor, de Borobodur et de Bagan.
Même s’il était un peu élitiste, exigeant et individualiste dans sa manière de
visiter les lieux précités, je me souviens avoir partagé une partie de ses
émotions et perceptions d’un univers hors normes sur le plan architectural. L’homme
dans sa volonté de s’attirer les bonnes grâces divines ne lésine pas dans sa
capacité créatrice et dans la mobilisation de moyens humains d’un autre temps.
Nous avons eu, nous aussi, cette période d’élévation
spirituelle avec nos églises romanes et nos cathédrales.
De ce promontoire naturel je contemple le fleuve mythique et
je pense à ces navigateurs qui pendant des siècles ont levé les yeux sur cette
pagode, point de repère sublime.
Je reprends ma route pour me diriger vers le cœur de Bagan où
la concentration de monuments les plus emblématiques et le tourisme de masse se
déploient.
Je repasse devant le temple Shwe-gu-gyi gravi la veille pour
assister au coucher de soleil.
Par un chemin sableux j’accède au temple Thatbyinnyu, massif
et qui me toise du haut de ses 65 m. C’est le plus élevé de Bagan. Il fut
construit sous le long règne de Alaungsithou au XIIème siècle. Son fils lassé
d’attendre d’accéder au trône étouffa son père mettant ainsi fin à 50 ans de
carrière royale. A cette époque on ne plaisantait pas au sein des familles.
Nombre de transmissions royales ont été le produit d’assassinats.
Ce temple bien aéré et bien éclairé fait l’objet d’une
ferveur particulière de la part des birmans. Construit sur le modèle des
temples de l’Inde du Sud il en adopte la structure à plusieurs étages mais se
caractérise surtout par l’empilement de deux énormes parallélépipèdes.
J’en fais le tour. Sa surface blanchie à la chaux exhibe des
traces noires verticales comme des cascades d’humidité. Les intempéries
patiemment, mousson après mousson, ont déposé leurs offrandes. Des alignements
de pagodons scandent l’angle des terrasses, de hauts frontons surmontent les
fenêtres et arcades comme des diadèmes ou des flammes.
Le vélo à la main puis juché sur ma selle je tourne le dos au
temple et emprunte un chemin qui côtoie quelques édifices. Soudainement, un
chien blanc aux oreilles tachées de roux se précipite vers moi, apparemment pas
pour déclarer sa flamme ! Je m’arrête, mets mon vélo de travers et le fixe
calmement mais fermement tout en actionnant l’obturateur de mon appareil photo.
Je n’ai pas envie de tester le vaccin curatif contre la
rage ! Aussi rapidement qu’il s’est précipité vers moi, il se détourne et
va rejoindre deux de ses congénères, paresseusement allongés sur le sol
terreux, dotés de plus d’atouts que leur compère mais ne manifestant guère
d’intérêt à mon égard. L’heure n’est pas à la bagarre !
Une birmane d‘une trentaine d’années m’accoste et me désigne
d’un mouvement du bras le temple qui se dresse à une cinquantaine de mètres.
D’après elle je peux l’escalader. L’alignement des marches hautes attend de
pied ferme le visiteur dont les genoux et les quadriceps doivent répondre
favorablement à l’effort exigé.
J’escalade la volée de marches étroites en adoptant la
position latérale et non frontale. Je me méfie de ma pointure 44 et de mon sens
de l’équilibre. L’âge me rend prudent et j’ai en mémoire la chute d’une jeune
américaine qui, il y a quelques jours s’est tuée en se hissant sur un monument
à l’écart des plus fréquentés. Depuis quelques années il est désormais interdit
de monter sur les temples et pagodes à l’exception de 5 ou 6 d’entre eux.
Je suis seul sur ce stupa. Je parcours la principale terrasse
et jouis de la vue aux alentours. Levant la tête, la tentation est grande de me
hisser sur un déambulatoire réduit à sa plus simple expression. J’hésite devant
le risque de chute. Je profite de ma tranquillité.
Mais ce fut bref. Une
voix forte se fait entendre. La tête d’un guide surgit sur la terrasse suivie
par celle ébouriffée d’un touriste téléphone vissé à l’oreille et caméra à la
main. L’accent est américain. Il commente sa grimpette et son arrivée sur la
terrasse. A l’entendre, il essaie d’épater son correspondant. Il donne
l’impression qu’il vient de se hisser en haut du K2 ou de l’Annapurna !
Je suis partagé entre l’amusement et le malaise. Il grimpe et
me surplombe. Il ne prête guère attention à ma présence. En revanche, la sienne
s’apparente à celle du barrissement d’un éléphant évoluant dans un magasin de
porcelaine…
Le charme est rompu. Je redescends. Comme je m’y attendais la
birmane m’avait à l’œil. Elle m’accoste et me propose d’aller visiter le temple
en face : à ses dires c’est le seul à caractère indien de Bagan. Je
consens à la suivre, à écouter ses explications données en anglais. Elle me
cite le nom des statues, notamment la sainte trinité hindouiste, Civa, Brahma,
Vichnu. Je comprends mieux pourquoi elle le qualifie de temple indien.
Je tente de faire preuve de bonne volonté. Puis arrive le
moment où son jeu se dévoile. J’imaginais une demande de rémunération en
contrepartie de son rôle de guide mais c’était plutôt une invitation à
effectuer des achats auprès de son échoppe située à une vingtaine de mètres.
Moment toujours délicat de décliner sa proposition avec des arguments,
reconnaissons-le, un peu légers et hypocrites.
Plus tard devant la pagode Shwe San Daw (littéralement « temple
d’or des cheveux ») un jeune vendeur de dépliants de cartes postales tentera
de la jouer finement avec de l’imagination et un peu d’humour. Voyant que
j’étais français il m’a fait le coup du vendeur qui promeut des marques de la
grande distribution comme Carrefour, Auchan, Ikea. L’objectif évidemment est que
je morde à l’hameçon en entamant une conversation à l’issue de laquelle je
n’aurais pas manqué de succomber à l’acte d’achat. Bien essayé…
Je me trouve devant cet édifice construit par Anawrahta afin
d’y enfermer des cheveux du Bouddha. Le moins que l’on puisse dire c’est de
constater qu’il y a beaucoup d’animation avec la présence en nombre de vendeurs
qui tentent de s’accrocher aux basques des visiteurs.
Il est vrai que cette
pagode était un endroit couru pour assister au coucher de soleil. Mais les
intempéries dues à la dernière mousson ont fragilisé l’édifice privant ainsi
les touristes d’un observatoire unique. L’accès aux escaliers est barré. Je
mesure la verticalité des escaliers qui desservent les 5 terrasses et j’imagine
le vertige que certains ont pu ressentir en se retournant vers le vide. La
frustration des visiteurs est visible sur le visage de certains en constatant
la fermeture de l’accès aux terrasses.
Petit à petit la chaleur s’empare de mon organisme. La
sudation imprègne ma chemise et de nombreuses fois je porte à mes lèvres le
goulot d’une bouteille d’eau que j’ai emmenée en plusieurs exemplaires dans mon
sac à dos.
Alternativement je monte en selle ou je pose pied à terre
lorsque le chemin représente un risque pour les pneus. Je croise un groupe de
vététistes asiatiques puis 5 ou 6 calèches offrant à ses passagers une
promenade bucolique, lesquels s’efforcent de garder l’équilibre dans
l’habitacle valsant au hasard des rugosités de la piste.
Au bout d’une large esplanade se dresse le temple
Dhamma-yan-gyi pakto, massif et court sur pattes. Il a été construit par le
fils maudit qui assassina son vieux père que l’on a évoqué précédemment.
Peut-être voulut-il se faire pardonner en donnant des gages pour sa vie future.
Mais il périt lui aussi assassiné tué par le père d’une princesse qu’il avait fait
exécuter pour une sombre affaire de rites hindous qu’il ne lui plaisait pas…
Il ne put voir le temple achevé. Ce roi sanguinaire ou fou
avait poussé la plaisanterie jusqu’à mettre à mort les maçons qui n’avaient pas
ajusté au plus fin la pose des briques, exigeant qu’un simple aiguille ne
puisse s’insérer entre les interstices !
De larges corridors ceinturés de murs épais procurent une
fraîcheur agréable. Deux Bouddhas comme des jumeaux inséparables semblent être
habités par l’éternité. Ce sont deux Bouddhas historiques, Gautama et Maitnya.
Désirant prendre un cliché du temple, je m’éloigne pieds nus
pour avoir un meilleur angle de vue : initiative malencontreuse…des épines
sans crier gare s’enfoncent sous la plante.
Je m’assieds sur une marche sous un des porches d’accès et
tente de retirer une à une ces satanées épines.
J’évolue dans cette plaine à pied ayant abandonné mon vélo
contre un arbre. Pendant ¾ d’heure j’erre dans ce dédale de pistes et de sentes
en m’éloignant des chemins principaux. En dépit des rayons du soleil devenant plus
ardents, je savoure ce moment de liberté sans avoir à pousser ou à manœuvrer
mon cheval chinois.
Je pense que pratiquer
en partie la marche à pied à Bagan est un exercice salutaire qui permet de
prendre la mesure de ce musée archéologique. On s’arrête quand on veut, le
regard est plus acéré, l’imprégnation du lieu est plus authentique.
Mon esprit vagabonde vers des temps lointains. Je foule des
sentes qu’ont empruntées tant de birmans, d’envahisseurs, de pauvres hères qui
y ont travaillé sous la contrainte, d’artisans de tous les corps de métiers qui
ont ciselé, sculpté, maçonné, décoré ces milliers d’édifices. Beaucoup y ont
laissé leur vie : la fatigue, les privations, les maladies, les sévices
ont été un marchepied vers une destinée funeste.
Après 5 heures de pérégrinations il est temps de repartir
vers une pause bien méritée. J’emprunte la voie Anawrahta, sorte d’autoroute
pratiquement déserte. La sueur dégouline entre les omoplates alors que je me
déhanche sur la selle. Pas très fluide ni esthétique !
12- 16h : repas, repos, lecture
16h. Je repars et me dirige vers les rives de l’Irrawady vers
une zone peu visitée et dépourvue de temples connus. Mon envie est de flâner
parmi chemins et sentes sans objectif particulier, en me fiant au hasard pour
rencontrer ruines et monuments disséminés parmi la végétation. Je progresse
soit à pied soit en selle en fonction du terrain sur lequel j’évolue avec
toujours le souci d’anticiper les crevaisons.
Je débouche sur un
vaste terrain de terre colonisé par un
groupe de jeunes birmans en tenue de footballeurs. Je pensais lire sur leur
maillot le nom de Messi, de Ronaldo ou autre joueur célèbre dans le monde
entier mais oh surprise ce sont des noms birmans qui sont inscrits au dos,
certainement ceux qui appartiennent à l’élite footballistique de la Birmanie.
C’est curieux mais dans l’avion entre Pékin et Yangon j’ai côtoyé les membres de l’équipe nationale
de la Mongolie occupant la même rangée et les sièges voisins.
Je lus plus tard dans un journal anglosaxon que l’équipe du
Myanmar avait remporté le match l’opposant à la sélection nationale mongole par
un score étriqué. Amusant.
Je prends quelques clichés tout en restant une dizaine de
minutes à les observer.
Dans cet univers de broussailles, de buissons épineux
martyrisés par le soleil torride j’évolue, serein, profitant à plein de cet
environnement où je n’ai croisé aucun touriste. Seules rencontres deux
adolescents et un paysan l’outil sur l’épaule à qui je lance le bonjour d’usage
min ga la ba.
Pas de ruines ni de monuments mais je perçois
par-dessus de hautes herbes jaunies le sommet d’une construction apparemment en
mauvais état. Je sors mon appareil. Mauvaise surprise plus de
batterie…Frustration mais en même temps c’est peut-être une aubaine, poser le
regard sans la médiation ou le filtre de l’objectif photo.
Je m’approche, ce n’est pas un stupa mais plutôt un petit
temple non répertorié sur mon plan. Je passe ma tête par le porche orphelin
d’un certain nombre de briques. Allumant ma lampe torche, je devine dans le
fond obscur une volée de hautes marches, je scrute les murs à la recherche de
fresques en pure perte. J’hésite à me hisser sur la corniche que j’ai pu
repérer en arrivant. Puis je renonce pour des raisons liées au respect du lieu.
Ne pas grimper c’est à mes yeux le choix de ne pas imposer à cet escalier et
surtout cette corniche une pression supplémentaire.
Certes, d’autres n’auront pas cette réserve peut-être
inhabituelle mais je reste fidèle à mon souci en tant que touriste d’être le
plus neutre possible comme par exemple de ne pas utiliser le flash pour capter
dans le viseur des fresques à l’intérieur des temples. Un patrimoine, cela se préserve.
La journée est bien avancée. Je la clos vers un dernier
rendez-vous, le coucher de soleil là, où ce matin, j’ai pu assister à son lever
au temple Shwe-leik-too.
Je sais que les conditions seront différentes. Délaissé le
matin, ce temple est pris d’assaut en raison de la défection de la pagode
Shwesandaw haut lieu prisé des visiteurs à la recherche d’un coucher de soleil
mythique sur les monuments de Bagan.
Inutile d’emprunter le sombre escalier de pierre. Il y a
foule au balcon. Je me contente de photographier ce temple incendié par les
rayons du soleil. Il accueille nombre de spectateurs qui sont là non pour lui
rendre hommage mais pour assister à la
descente de l’astre source de vie sur notre bonne vieille Terre. Etrange et un
peu dérangeante cette image de touristes perchées sur ces briques patientes et
vaillantes.
Je conseille à un couple de français, déçus, de revenir le
lendemain à l’aube…
Achevons ce récit entièrement dédié à ce fabuleux monde
minéral en réintégrant le genre humain avec le visage de deux enfants qui,
espérons-le, incarneront le Myanmar de demain.
Sur leur visage, le Thanaka, sorte de maquillage issu
de l’écorce d’arbres, dessine des disques. Cette substance a plusieurs
propriétés, notamment celle de protéger la peau contre les U.V. Le pari est là.
Concilier respect des cultures et des traditions et ouverture vers une
modernité maîtrisée.
Pour ma part, je dis au revoir à Bagan. Demain direction
Pindaya via le mont Popa. Mais je reviendrai.